Paul GRAHAM

Né en Grande-Bretagne en 1956 - Vit aux Etats-Unis

Membre d’un mouvement regroupant un certain nombre de photographes anglais comme Martin Parr, Paul Seawright ou Anna Fox, Paul Graham fait le choix dans les années 1980 d’une photographie axée sur la critique sociale de la politique de réformes mise en œuvre par Margaret Thatcher. L’approche est documentaire, fondée sur le désastre social britannique, et sera fondatrice d’une pratique qui, toujours habitée par une puissante dimension humaine, va s’emparer d’autres techniques pour donner au témoignage une force supplémentaire. C’est en 2003 et 2004, qu’il réalise un cycle d’expositions réunies sous le titre American Night, dans lesquelles sont présentées trois remarquables séries de photographies qui fonctionnent sur un mode d’oppositions et de complémentarités. Revers annoncé d’un hypothétique et chimérique « rêve Américain », cette « Nuit Américaine », dont le nom est emprunté au langage cinématographique, traite de la perception des Noirs dans le paysage américain contemporain.
Elle opère une réflexion d’ordre social puissamment inscrite dans l’Histoire des États-Unis, de l’esclavage à la discrimination positive, en passant par les différents mouvements d’émancipation, violents ou pacifiques, et par les diverses vagues d’émeutes qu’a pu connaître l’Amérique depuis la fin du 19e siècle. Par une photographie directe, parfois proche du genre documentaire, et par l’emploi de techniques empruntées à la photographie plasticienne, au cadrage ou à l’étalonnage chromatique du cinéma, Paul Graham insuffle à ses photographies une atmosphère dont se dégage un sens aigu de l’esthétique mis au service d’une pensée sur le politique.
American Night associe trois types d’images, formellement très différentes.
Une première série, à laquelle appartient American Night # 43 – New York (Young Man at Dawn), acquise en 2014, montre des Noirs, photographiés en plan serré, dans un contexte urbain. Les images, sombres et très contrastées, baignées d’une lumière épiphanique de soleil crépusculaire, délivrent le constat d’une classe sociale miséreuse et délabrée, patchwork de pauvreté, de déshérence et d’exclusion, sur un mode emprunté au cinéma.
La seconde série, en rupture avec la précédente, est une collection de villas photographiées dans les quartiers résidentiels de la classe aisée : pavillons aux architectures ostentatoires, pelouses rasées de près et voitures rutilantes se détachent sur des cieux bleu-acier. La rupture formelle est ici proportionnelle à la rupture de classe : les couleurs éblouissantes des pavillons symbolisent la réussite de l’american way of life, les photographies renvoient au spectateur un univers aseptisé, jettent parfois un doute sur le processus de prise de vue tant ces maisons ressemblent à des maquettes.
Enfin, une troisième série, dont est issue la photographie Untitled #8 – Atlanta (Topless Man Walking Uphill), acquise en 2004, est une suite d’images laiteuses, surexposées à l’extrême, sur lesquelles le spectateur distingue, après un laps de temps nécessaire à la mise au point visuelle, une figure humaine errant dans un quartier sans âme ou attendant sur un trottoir longeant des habitations délabrées ou de vastes terrains vagues en désolation. Untitled #8 a été prise à Atlanta, ville natale de Martin Luther King, première ville du Sud des États-Unis à avoir élu un maire Noir. L’image est rendue presque invisible, par une blancheur irréelle, manière virtuose de mettre à vif les blessures sociales, culturelles et économiques de ces zones sans identité et d’exprimer la dissolution de l’homme dans son espace. Le blanchiment artificiel de la photographie en dit long sur le blanchiment social forcené de ces populations qui tentent vainement d’effacer leurs origines pour échapper à la marginalisation. Le blanchiment en dit long, aussi, sur le nivellement forcené d’une société sur un modèle unique. « Le blanc, déclare Paul Graham, est un moyen de traduire une fracture aux États-Unis, le fait que tous ces Noirs sont exclus du pays, écartés de leur paysage, effacés. On finit par ne plus les voir, on a perdu le désir de les associer au rêve américain ». Perdus dans un paysage insipide, au sein duquel même les détritus et les enseignes de fast-food finissent par se noyer dans une banalité tragique, les personnages esseulés de Paul Graham sont les fantômes d’un monde moribond. Ces photographies qui repoussent le genre documentaire jusqu’aux limites de la représentation émergent, léthargiques, comme si elles se destinaient à un spectateur aveugle ou ne voulant plus voir.

Jean-Charles Vergne