Toni GRAND
Né en France en 1935 - Décédé en 2005
Deux types de surfaces sont mis en parallèle (au sens propre puisque l’œuvre est constituée de deux lignes horizontales parallèles). L’une est une surface réfléchissante, un presque-miroir, une poutrelle d’aluminium. L’autre est une surface colorée du fond de laquelle on voit apparaître une forme allongée, une presque transparence, une enfilade de quatre anguilles recouvertes de résine.
L’aluminium ne montre rien, sinon ce qui est devant : il ne porte aucune image, il ne fait que refléter celle (imparfaite, seulement sous forme d’ombres colorées) du regardeur. En cela, il permet un passage entre l’espace réel et l’espace de l’œuvre, entre ce qui est devant et ce qui est dedans. Or, ce qui est dedans est visible dans la ligne supérieure, à travers la couche de résine. La matière translucide a un autre pouvoir, elle permet de voir ce qui est dedans sous l’apparence de ce qui est en surface. Nous ne sommes pas là dans la représentation mais dans une présence différée. Les poissons dont nous devinons les formes et les couleurs à travers la résine sont là tout en étant ailleurs, devant nous et pourtant dans une pseudo-image. Ils sont à portée de notre main et pourtant hors contact. L’enrobage de résine agit sur eux comme une seconde peau – à la fois proximité et barrière – et possède la même ambigüité quant à son apparence. Sa couleur et son relief sont intimement liés à ce qui est dessous. Comme une peau varie selon l’âge, l’état de santé, les émotions, les veines ou les muscles qu’elle recouvre, la résine apporte autant qu’elle subit la couleur. Sa teinte gris plombé, avec des épaisseurs jaunâtres, n’est ni tout à fait la sienne propre, ni tout à fait celle des anguilles. En outre, un poisson est peut-être le corps dont le contact nous est le plus désagréable, sans doute parce que le plus étranger et la résine reconduit la viscosité lisse de leur peau.
Les quatre poissons restent ainsi enfermés comme les organismes préhistoriques dans l’ambre. Derrière cette gangue, c’est un cadavre réel qui est exposé et la pellicule de résine est tout ce qui nous sépare de la puanteur de la pourriture. C’est pourquoi Toni Grand parle « d’un moment de décomposition qui dure »1. Initialement, une telle utilisation de poissons morts n’est pourtant pas chargée d’intentions morbides ou sentimentales. L’artiste y a seulement recours en tant que matériau mais le résultat, même non programmé, est bien là.
« Dans les structures avec pierre et os, ou os seuls, ceux-ci équivalent la pierre, dans la froideur minérale, et en même temps sont autre chose pour nous, pour nos sentiments. Cela dérange quoi en nous ?2 ». Sans doute cela révèle-t-il seulement que la sculpture, plus que toute autre pratique, entretient une relation étroite avec la mort. Si la peinture et la photographie témoignent d’une absence, la sculpture nous met en présence d’un corps. Qu’il soit réel, représenté ou même abstrait, il partage notre espace et menace de nous toucher.
Karim Ghaddab
1- Toni Grand, cité par Yves Michaud, in Toni Grand, Centre Georges Pompidou, coll. Contemporains, Paris, 1986, p99.
2- Toni Grand, entretien avec Catherine David et Alfred Pacquement, idem, p50.