Per KIRKEBY

Né au Danemark en 1938 - Décédé en 2018

Peintre, sculpteur, écrivain et réalisateur de films – il a réalisé, notamment, les interludes de Breaking the Waves de Lars von Trier –, Per Kirkeby est un artiste protéiforme bien que la peinture et le dessin soient au centre de sa production. On pourrait considérer que sa peinture est expressionniste et est l’héritière de son grand courant nordique et germanique – et l’on pensera aussi bien à son compatriote Asger Jorn qu’aux Nouveaux fauves allemands (Georg Baselitz par exemple) – mais ses sculptures – de grandes structures architecturales en brique rouge – semblent contredire cette approche un peu trop univoque et sa peinture n’est pas exempte d’une certaine douceur que les harmonies colorées – parfois presque Nabis – renforcent. Il serait, peut-être, plus sensé de le placer dans une filiation au romantisme, aussi bien dans son rapport à la nature qui constitue un élément essentiel de ses motifs que par sa formation – il est diplômé de géologie arctique – comme, enfin, dans son intérêt pour les mythes.

Si l’on tentait de définir sa peinture, on pourrait dire qu’elle est marquée par des confrontations de taches, des collisions de plaques, des fractures permanentes entre les formes, la coprésence d’éléments hétérogènes avec une puissance presque tellurique qui maintient toujours le chaos dans la composition globale. La plupart des peintures de Kirkeby refusent la profondeur, s’affirment comme étant à la surface, couches alluvionnaires simplement déposées en stratifications différenciées dans le geste comme dans la couleur. La peinture de Kirkeby serait, en ce sens, plus une peinture-paysage – en elle-même un paysage – qu’une peinture de ou d’un paysage.

À la fois profondément instinctive et profondément réfléchie, la pratique de Kirkeby tente d’éviter les certitudes et les systèmes, ainsi que l’affirme l’artiste : « Je ne peux rien retenir, on dirait que ça glisse tout le temps. Quand je crois enfin avoir trouvé une forme, elle devient le fond, et quand je me hâte d’avancer en prenant cette estafette comme motif, elle meurt comme une forme insignifiante pour devenir une surface colorée qui prend un sens tout à coup quand un dessin frivole inattendu vient survoler cet aplat, mais si je prends ce dessin au sérieux en tant que motif, il s’avère que ce n’était rien parce que la couleur a bougé. Et ainsi de suite. Il faut donc que chaque tableau échafaude et montre un système unique qui lui est propre. Ce qui s’oppose à la formation de mon Système général. Et m’empêche de travailler en séries1. »

Depuis le début des années 1970, Kirkeby réalise, parallèlement à ses peintures sur toiles, des peintures et dessins sur des tableaux noirs d’un format toujours identique (122 x 122 cm). Le tableau noir, plus que la peinture à l’huile permet l’effacement, la reprise, l’hésitation, la suspension… l’utilisation de ce support (d’où son utilisation dans les démonstrations scientifiques) permet la correction permanente et semble être l’objet idéal pour représenter la pensée en mouvement. La peinture à l’huile est un art du recouvrement, tandis que la peinture sur tableau noir est plutôt celui de l’effacement ou, plutôt, du palimpseste permanent. C’est le cas de l’œuvre du FRAC Auvergne – exemple unique dans les collections publiques françaises – où cet effacement si caractéristique de ce support est visible notamment dans la partie inférieure, tout comme le palimpseste puisque les différentes interventions – ocres, blanches et noires – viennent se brouiller mutuellement dans un geste rapide qui, sans être de l’ordre d’une démonstration, met en évidence la fulgurance de l’idée plastique, une idée plastique arrêtée dans son cours plus qu’achevée comme le tableau noir permet la reprise permanente. L’œuvre témoigne de cette suspension de la pensée dans sa fragilité même puisque, non fixée, elle pourrait être effacée, mutilée, par un geste volontaire ou involontaire d’un spectateur.

Le FRAC Auvergne possède une autre œuvre de l’artiste, un monotype qui reprend une structure que l’on retrouve périodiquement dans les peintures de Kirkeby, une alternance entre des balayages horizontaux et de formes circulaires (ainsi dans Brett – Felsen, 2000 ou Ohne Titel, 2011). Le monotype permet à Kirkeby d’avancer de manière sérielle puisque la rapidité du processus et la légèreté du recouvrement – si l’on compare ces monotypes aux peintures à l’huile – l’amènent à explorer une idée sur un tirage, puis à exécuter un autre monotype, etc. On pourrait dire que les monotypes montrent les différentes strates qui constituent les tableaux, mais aussi, tout comme pour les tableaux noirs, la pensée picturale en action, en un instant arrêtée2.

Éric Suchère

 

1- Per Kirkeby, Excursions & expéditions, traduit du danois par Monique Christiansen, Grenoble, Centre National d’Art Contemporain, 1992, p. 108.

2- Signalons que Per Kirkeby a mis fin, après un accident, à sa pratique picturale mais continue de réaliser des monotypes.