Acharya VYAKUL

Né en Inde en 1930 - Décédé en 2000

Pendant près de 30 années, Vyakul pratiqua une peinture populaire anonyme comme n’importe quel autre citrakara (nom indien donné à ces peintres). Il n’avait pas d’atelier et ne peignait que lorsque cela le submergeait – reste à définir le cela – et refusait d’exposer. Si le directeur du Musée National des Arts Populaires de Delhi, découvrant cette œuvre l’assimila à l’art tantrique – et c’est ainsi que ces peintures furent diffusées en Occident –, il en reste très éloigné.

Discutant le 16 septembre 2011, lors du vernissage de l’exposition (M)other India à la galerie du Jour Agnès B., avec Franck André Jamme – qui avait attiré l’attention sur son travail lors de l’exposition Les Magiciens de la Terre, au Centre Georges Pompidou et à la Grande Halle de la Villette en 1989 – des rapports entre Vyakul et l’art tantrique, celui-ci m’avait lâché que cette peinture ne pouvait être qualifiée de telle, mais plutôt d’art brut. Pourtant, Vyakul était, comme le rappelle, Franck André Jamme, lui-même, un peintre lettré et sanskritiste, ainsi que le directeur d’un musée privé consacré à l’art populaire indien. Le caractère lettré et sa connaissance des arts populaires ne peuvent accréditer cette thèse – même si je respecte l’avis de ce connaisseur de l’art indien – mais il est vrai que l’idée d’une peinture faite dans l’urgence de la création avec des moyens rudimentaires : les doigts comme pinceaux et des pigments naturels tels que l’urine de vache, de l’argile, des fleurs ou des poudres de minerais peuvent, évidemment, permettre cette lecture.

Dans un dialogue rapporté par Franck André Jamme, Vyakul a, lui-même, défini son esthétique : « Écoutez, la base fut indienne, populaire et tantrique, mais j’ai enjambé cela il y a bien longtemps. Que suis-je maintenant ? Juste un peintre moderne avec des racines, voilà tout.

« – Vous voulez dire un peintre contemporain ?
« – Non, pas contemporain. Tous les peintres qui peignent aujourd’hui sont contemporains. Je suis un peintre moderne, j’y tiens, de ceux qui portent l’abstraction aussi haut que la représentation figurative. Vous savez l’abstraction, c’est la vie, c’est ma vie. Je n’arrête pas de filtrer, de tenter de dévoiler l’axe des choses1. »

Acceptons, donc, cet art poétique et l’idée que la peinture de Vyakul puisse être abstraite et moderne – et je ne sais si cela a un quelconque sens de projeter une conception occidentale de la modernité sur un artiste du Rajasthan. Si l’on essaie de faire cette lecture, plusieurs éléments font sens. Tout d’abord l’idée d’une représentation de l’essence des choses plutôt que de leur apparence. Si certaines peintures de Vyakul évoquent des plantes ou des figures anthropomorphes, elles dépouillent ces représentations de tout caractère anecdotique pour ne retenir presqu’un signe qui tend vers l’abstraction. Il y aurait, ensuite, l’idée du primitivisme. Les peintures de Vyakul ramènent souvent à un art des origines, à des pictogrammes ancestraux qui ne sont pas sans rappeler l’art du paléolithique – et le primitivisme est un des enjeux de la modernité. On pourrait, également, envisager l’invention formelle ou la création de nouvelles technique – ou la réutilisation de techniques anciennes mais non académiques – et la peinture de Vyakul, des tracés digitaux à l’utilisation de la tache et de l’informe peut s’insérer dans cette histoire de la transgression technique moderne. Enfin, il y aurait le mysticisme de cette abstraction comme les thèmes de Vyakul – la nature, le sexe, l’énergie, la terre, le cosmos… d’après ce que l’on peut lire intuitivement de ces peintures –, peuvent évoquer certains de nos grands maîtres abstraits.

On peut, également, ne pas tenter de rabattre la peinture de Vyakul à une de nos quelconques catégories et l’on peut simplement la regarder. Ni vraiment abstraite, pas vraiment figurative, ni réellement tantrique, pas tellement populaire, mais d’une énergie sauvage, d’une brutalité extrême – où affleurent souvent des merveilles de subtilité chromatique –, d’une réduction radicale, ces peintures, dont le FRAC Auvergne possède deux exemples réussissent l’exploit de réunir des cultures que tout opposent – l’Orient et l’Occident – et de concentrer, dans un même espace, l’archaïsme et la modernité, le sauvage et le cultivé. La conception de l’art de Vyakul y est sans doute pour beaucoup, lui qui considérait que « L’art {était} la manifestation émotionnelle et créative d’une interminable joie2. »

 

Eric Suchère

1-Franck André Jamme, « Cinq notes », dans Vyakul, Paris, galerie du Jour Agnès B., cat. expo., 1993, n. p.
2-Les Magiciens de la Terre, Paris, Centre Georges Pompidou, cat. expo., 1989, p. 253.

 

 

Acharya Vyakul pratiquait une peinture tantrique, abstraite comme elle se fait au Rajasthan depuis les traités religieux illustrés du XVIIe siècle, souvent de manière anonyme (et nombre de ses peintures n’ont pas été signées). Homme lettré, il dirigeât un musée d’art populaire indien et maîtrisait autant les archétypes symboliques des divinités tantriques que les codes de la peinture occidentale abstraite. Sur un papier artisanal fabriqué à la main, constellé de fibres et de macules, il a apposé huit empreintes faites d’un pigment terreux dilué à l’eau. À l’intérieur de chaque empreinte humide, l’expansion d’une goutte d’eau a naturellement dessiné les contours d’une aréole. Au centre de chaque aréole figurent deux touches de pigments blanc gris et gris bleuté, à peine chargées en eau. Elles sont le cœur de la forme, logées dans une enveloppe semblable au cytoplasme entourant le noyau d’une cellule. Ce n’est pas grand-chose mais la simple déclinaison de ces étapes en dit beaucoup sur ce « pas grand-chose » qui n’est certainement pas « rien ». Pour peu que l’on s’attarde comme un tantrika absorbé dans la contemplation, un renversement de point de vue dévoile la création d’un monde. Dans la rugosité du papier pauvre, les empreintes ont creusé huit béances telluriques ouvertes sur des confins au fond desquels scintillent les lumières jointes d’astres accouplés. De ces béances semblables à autant d’univers, deux ont fusionné dans une communion de terre d’ombre et de couleurs de Mars. Monde cosmique, signes abstraits invoquant les déesses, la main a déposé des signes de poussières et d’étincellements faibles pour les regards qui voient.

 

Jean-Charles Vergne