Cristof YVORÉ
Né en 1967 en France. Décédé en 2013
Né en 1967 et décédé en 2013, Cristof Yvoré a peint, pendant plus de 20 ans (de 1993 à 2013), des tableaux centrés autour d’un petit nombre de sujets : natures mortes (principalement des vases de fleurs), représentations de détails d’espaces domestiques (des coins de murs saisis de près ou des rideaux occupant la quasi-totalité du tableau) ou de façades (vues de manière très frontale et à la limite de l’abstraction) dans des petits et moyens formats. Ses peintures ne sont jamais représentations de sujets pris sur le motif, mais des souvenirs lointains d’objets vus, tout autant des prétextes que des stéréotypes de peinture. Très épais, voire encroûtés, ses tableaux oscillent entre une emphase de la matérialité picturale, engluant un objet dans une matière qui lui est étrangère, et un pourrissement – par cette même matière – du sujet représenté. Profondément terrestres, ses œuvres, aux tonalités sourdes et au dessin volontairement bancal, passent alternativement du plus grand lyrisme à sa destruction par le dérisoire – voire la dérision. Dessin, tonalités, matières et sujets créent une peinture poisseuse, vénéneuse et inquiétante dans un doute permanent sur le registre des œuvres entre des formes admises de la contemporanéité et une ironie sur la peinture elle-même. Peu montrées voire quasiment ignorées en France – cinq expositions personnelles dont une seule à Paris jusqu’en 2019 –, ses œuvres ont été exposées par la galerie Zeno X à Anvers, mais aussi à Berlin, Gênes, Los Angeles ou Pékin… puis, enfin, en France, en 2019-2020 au FRAC Auvergne et au FRAC Paca.
Le motif du coin de mur, saisi au ras du sol apparaît dès 1993 dans une œuvre intitulée « Le Tapis d’Edward » et plusieurs variations en seront données jusqu’en 2011. Dans celle-ci, comme dans d’autres, il n’y a rien – ou presque – à voir, juste la surface de deux murs perpendiculaires, une plinthe et un bout du sol. Le tout dans une ombre à peine modulée que vient animer un effet lumineux. Il y a, là, à la fois une radicalité géométrique de la surface picturale en même temps qu’une inquiétude, un élément narratif presque de nature cinématographique – si la peinture traite rarement du monde au niveau de ce point de vue, le cinéma hollywoodien nous a habitué à cet effet – sans pour autant qu’il se passe quelque chose, sinon cette fixité sur un bout de réel, fascinant, inquiétant, d’une inquiétante étrangeté pour reprendre la célèbre formule freudienne. On retrouverait, ici, une psychologisation de l’espace, un espace qui n’est pas simplement représenté pour ses caractéristiques formelles, mais parce qu’il peut introduire à des affects – même si ceux-ci demeurent mystérieux, non nommés. Nous pouvons affecter des espaces, même les plus anodins, et leur donner une force qu’ils n’ont évidemment pas. L’enfant le sait, tous les objets, tous les espaces, peuvent être à l’origine, par exemple, d’un effroi, d’une terreur et, malgré que, adultes, nous rationalisions le monde, il reste toujours la possibilité d’une sidération devant des espaces sans qualité particulière – et peut-être même à cause de leur absence de qualité. Réminiscence produisant un trouble, chose oubliée qui effleure l’esprit un instant, mais n’arrive totalement à la claire conscience, agencement spécifique ramenant à ces affects… tout cela évoqué magistralement par Rainer Maria Rilke dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge : « On voyait, aux différents étages, des murs de chambre oùles tentures collaient encore ;et çà et là,l’attache du plancher ou du plafond. Auprès des murs des chambres, tout au long de la paroi, subsistait encore un espace gris blanc par où s’insinuait, en des spirales vernaculaires et qui semblaient servir à quelque répugnante digestion, le conduit découvert et rouillé de la descente des cabinets[1] ».
Toute une série de peintures, depuis 1995 jusqu’à la mort de l’artiste, traite d’un espace frontal et l’on peut subdiviser en deux sous-séries. L’une serait composée de rectangles noirs sur un fond monochrome ou bichrome, l’autre d’une opposition entre des bandes verticales grises et des bandes horizontales colorées– à laquelle se rattache la seconde œuvre acquise par le FRAC Auvergne.
Cette peinture, à la découpe régulière et à la structure visible, évoque un détail d’une façade d’un immeuble moderne, d’une tour – et l’on peut même voir l’ombre portée de la structure métallique. Elle est à la fois un cadrage photographique serré déjouant la symétrie de la structure par la présence de la barre à gauche qui semble être coupée par le bord, en même temps que simple répétition modulaire dont on peut imaginer la poursuite au-delà des limites du tableau. S’il y a bien indice d’une représentation, la peinture, comme les autres de cette série, apparaît bien comme une peinture abstraite moderniste dont elle reprend à la fois l’absence de profondeur, la frontalité et la grille, la géométrie, comme cliché. Cette grille, comme l’écrivait Rosalind Krauss dans un texte célèbre, affirme « l’autonomie de l’art. Bidimensionnelle, géométrique, ordonnée, elle est antinaturelle, anti mimétique et va à l’encontre du réel. C’est ce à quoi l’art ressemble lorsqu’il tourne le dos à la nature. Par l’absence de relief qui résulte de ses coordonnées, la grille est le moyen de refouler les dimensions du réel et de les remplacer par le déploiement latéral d’une seule surface. Par l’entière régularité de son organisation, elle est le résultat, non pas de l’imitation mais d’un décret esthétique (…) La grille proclame que l’espace de l’art est à la fois autonome et autotélique (…) Si elle projette quoi que ce soit, c’est la surface de la peinture elle-même[2] ». Nous ne sommes, ici, qu’à la surface. Pourtant, ces ombres portées déjà mentionnéesfont que cela s’échappe, reprend forme et solidité et que ce qui s’effectue ici est la superposition de deux surfaces, une surface sur une autre où l’image est à la surface, où l’image est surface ou la surface est aussi sur l’image, où deux choses sont à la fois visibles, séparément et superposées – surface de la peinture et image – et il nous revient de passer alternativement de l’une à l’autre.
Éric Suchère
[1] Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, traduction de Maurice Betz, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 46.
[2] Rosalind Krauss, « Grilles », traduction de Josiane Micner, dans Communications n° 34, 1981, p. 167-169.