Claire CHESNIER
Née en 1986. Vit en France.
Claire Chesnier travaille exclusivement sur papier, dans des formats toujours verticaux ne dépassant pas deux mètres sur un mètre cinquante avec des formes s’inscrivant sur le fond blanc de la feuille en des trapèzes ou autres polygones (pentagones ou hexagones) se rétrécissant vers le bas ou vers le haut — mais jamais vers les bords droits ou gauches —, parfois légèrement arrondis dans la partie supérieure ou inférieure, formes à la découpe nette proposant une plage colorée dans un dégradé entre deux couleurs d’encre diluée — qui viennent, du coup, en former une troisième dans la zone de mixtion entre les deux — venant imprégner la pulpe du papier.
Les formats : ils sont évidemment à la mesure du corps, le comprenant entièrement horizontalement et verticalement. Le corps se confronte à l’étendue picturale autant qu’il y est absorbé et, à la bonne distance, l’œil dérive à la surface, sur la surface colorée, sans autre repère que cette mesure — ni trop grande, ni trop petite.
Les formes : la forme est toujours plate — la couleur n’implique aucun effet de relief ou de modelé — et tout se déroule à la surface, mais la forme elle-même, sa découpe, la limite entre le blanc et la zone colorée créent une dynamique : sensation d’élévation ou de chute, d’ouverture ou de fermeture ou de perspective « virtualisant » le papier. Le blanc est là, visible, mais il s’absente et la découpe nette — excepté dans les premières peintures — entre la zone blanche et la zone colorée accentue la sensation que ce blanc est un cadre. Tout est dans la contradiction entre l’immaculé et le maculé, le net et le vaporeux, le défini et l’indéfini — sensation renforcée depuis que l’artiste maroufle ses papiers sur un support dur.
La couleur : elle est appliquée diluée avec des brosses, couche après couche, chacune renforçant la densité et l’éclat ou les enfouissant. La peinture se construit voile après voile et la couleur n’apparaît vraiment que dans cette opération chimique de recouvrement — après séchage bien entendu. Si le processus semble hasardeux, il ne s’agit pas de peindre en aveugle, mais d’élaborer la tonalité dans et avec la matérialité picturale. La couleur se révèle aussi bien en elle-même que dans sa rencontre avec une autre tonalité et, encore une fois, dans les zones de mixtion. La question essentielle devient alors la lumière passant plus ou moins à travers les couches de l’irradiation la plus forte au modulé le plus subtil en passant par l’atone : « Mes peintures sont une affirmation de la surface et une recherche de la “profondeur de la lumière1.” »
Peinture sans sujet, volontairement répétitive, mais supposant des variations infinies, les œuvres de Claire Chesnier sont bien abstraites : « Précisément, je pense avoir réellement commencé à peindre quand j’ai évacué la question du “quoi (peindre) ?” car la peinture ne peut être assujettie à autre qu’elle-même. La peinture que je poursuis est sans prétexte ni anecdote. Elle est présence, sujet2. », mais cette pure présence peut, malgré tout, évoquer des échos avec d’autres expériences — extra-picturales — ou des analogies avec le monde ou des phénomènes naturels — eux aussi pure présence — et si la question n’est pas l’analogie en elle-même — y voir, par exemple, une aube ou une aurore boréale — cette expérience de la peinture désembarrassée du sujet ne vaut que dans l’expérience enrichie qu’elle nous propose du monde et que nous faisons et ferons du monde — la peinture y compris.
Eric Suchère
1- Claire Chesnier, « Constructing Liquid Veils: An Interview with Claire Chesnier by Matthew Hassell », New York Art Magazine, novembre 2013, repris sur le site Internet de l’artiste : http://www.clairechesnier.com/textes-texts/constructing-liquid-veils-an-interview-with-claire-chesnier-by-matthew-hassell. La traduction des propos de l’artiste est de l’auteur.
2- « Dans l’œil des collectionneurs : Claire Chesnier », interview par Julie Perin, Alternatif-art, juin 2015, repris sur le site Internet de l’artiste : http://www.clairechesnier.com/textes-texts/dans-loeil-des-collectionneurs-claire-chesnier-interview-par-julie-perin
Les quatre peintures acquises en 2021 constituent deux diptyques mais conservent néanmoins chacune une indépendance autorisant leur présentation individuelle. La possibilité du diptyque importe néanmoins dans les passages chromatiques et atmosphériques opérés d’une peinture à l’autre, révélateurs de ce qui se joue profondément dans la peinture de Claire Chesnier. Elles succèdent aux deux premières peintures datées de 2013, acquises par la collection du FRAC Auvergne en 2014. Les années qui séparent ces deux premières acquisitions des deux suivantes ont permis à la peintre d’étendre sa pratique, de sublimer un rapport à la couleur et de sortir des formes polygonales ou trapézoïdales qui circonscrivaient son geste pour développer une relation plus vaste au support. Les formats demeurent approximativement les mêmes, contenus dans un dimensionnement contingenté par les possibilités maximales offertes par le corps de l’artiste, toujours inférieurs à un mètre quatre-vingt sur un mètre soixante, de façon à permettre les passages de brosse dans une gestualité sans reprise. Cette gestualité réglée sur la possibilité du corps importe et permet d’envisager la peinture de Claire Chesnier à l’aune d’un assentiment accordé au sensible, à la présence, au lien. Elle permet de saisir l’absence de sujet non pas comme une abstraction en soi mais comme le véhicule d’une relation charnelle à la peinture. Cette peinture qui n’a rien de charnel au sens matiériste du terme mais elle s’incarne, se lie à la lumière du monde par sa versatilité chromatique, sa propension à faire naître de la persistance rétinienne, à fluctuer, à s’enfuir puis à apparaître, à se nimber. Tout se joue dans les recouvrements liquides successifs, dans la manière dont le papier noyé d’eau absorbe les dizaines passages d’encres dont « les pigments s’amalgament, s’attirent ou se repoussent, se sédimentent comme les alluvions déposées par le ressac après une grande marée1 » comme le note Karim Ghaddab dans le texte consacré à l’artiste pour son exposition à la galerie ETC en 2020¹. Comme le précise Claire Chesnier, il n’y a, dans sa pratique de la peinture, qu’une abstraction « après coup » ou « malgré tout2». En d’autres termes, tout est affaire de geste, d’élan, d’un rapport à une matière fuyante, excentrique qui déborde le geste, imbibe le papier et fait advenir une profondeur légère, un voile dans lequel on entre comme dans l’épaisseur d’un reflet, à la fois absorbé et retenu à la lisière. Devant ces couleurs agencées telles un reflet d’eau, une peau crayeuse, un moirage métallique, le regardeur est mis en demeure au sens le plus littéral du terme. La surface est la demeure du regard, invité à s’imprégner de ce qui, après la boue déliquescente du temps de la création, après l’assèchement des couleurs en mixtion, se révèle à lui dans une succession d’apparitions chromatiques subtiles, de phosphènes picturaux, de bouleversements lents accompagnés par les fluctuations de la lumière du jour. Alors, une abstraction peut-être, mais une abstraction qui ne nous décolle ni ne nous désengage du réel ou de la sensation, bien au contraire. Souvenons-nous de Giorgio Morandi déclarant : « Pour moi, rien n’est abstrait ; par ailleurs, je pense qu’il n’y a rien de plus surréel ni rien de plus abstrait que le réel.3 » Le regard porté sur les peintures de Claire Chesnier, pour peu qu’il se laisse porter par la durée et la lumière, se laisse étreindre par le temps qui passe, par le corps de la peinture, finit par se confondre avec ce qu’est un regard : une révélation du monde et du sensible, une mise au point sans cesse réitérée, un aveuglement, une lucidité, une succession de clairvoyances, d’abandons, de pertes, de recouvrements – comme l’on dit parfois « recouvrer la vue » après une cécité passagère.
A propos de CCLXXIV :
La surface est lisse, sans accident, précautionneusement circonscrite par un hexagone coupant comme une lame dont l’arête supérieure – émoussée, indécise et floutée – forme une lisière à travers laquelle le regard entre et s’extrait du corps de la peinture, à l’envi. C’est une peinture d’accélération et d’épanchement lent, une percolation de couleur du bas vers le haut endiguée par d’infranchissables limites obliques. Je songe au Chien andalou de Luis Buñuel, à l’imminence de la dissection, à l’ouverture du regard. Sans doute cette lame picturale aura-t-elle contribué à ouvrir mon regard, pointant l’ambivalence de la coupe chirurgicale pratiquée dans la couleur, jouant aussi avec le sentiment de n’observer qu’une partie de l’étendue comme dans le cadre délimité d’un instrument optique ou depuis un observatoire. Ce qui m’apparaissait constitué d’un marron limoneux se dévoile dans la subtilité d’une mixtion chromatique complexe, dans l’étagement d’une succession de dégradés et de stries parfois presque invisibles, dans une levée patiente vers l’éclat orangé d’une lumière d’horizon. Il y a dans cette peinture, comme dans toutes celles de Claire Chesnier, un risque de la boue4 que les peintres connaissent bien, avec lequel elle compose volontairement jusqu’à l’ultime limite, jusqu’à l’irréversible extinction de la couleur par les recouvrements de tons liquides successifs. C’est une peinture submergée comme une vague par son propre ressac : dans cette submersion advient le merveilleux de la couleur où le sublime percole aux abords de la déréliction.
Le tableau repose au seuil du souvenir d’étendues, de cieux crépusculaires, de modulations atmosphériques, de remémorations d’aubes à peine levées ou de landes nocturnes encore nimbées de l’éclat lointain et vacillant d’un soleil mourant. Cette peinture ne décrit rien du monde et sa vocation ne peut être que du côté de la luxation, de la séparation et du déboîtement du monde, ne renvoyant au réel que par pure analogie. Cette peinture prend le monde à témoin, le plie tel un origami dans l’espace pictural contraint par ses bords, le vide de toute narration et de toute emprise par les mots (Claire Chesnier évoque un « endeuillement du langage » devant la peinture). La peinture est contenue dans une forme coupante comme la lame d’un scalpel dont l’un des bords aurait été émoussé pour que s’épanchent les sensations douces. Elle procède d’une réduction – au sens gastronomique du terme, comme on évoque la réduction d’un jus par évaporation vers une forme de quintessence –, dans la manière dont un assentiment est accordé à la couleur comme événement, comme avènement et comme intensité à recouvrer, après-coup, une perception sensible accédant à une puissance d’élévation vers l’atmosphérique. La verticalité, réglée sur les proportions du corps, bascule dans la partie basse vers l’horizontalité d’un tremolo, striure de dégradé chromatique coupé net par une lame m’évoquant le soleil cou coupé du poème de Guillaume Apollinaire5 qu’il avait tout d’abord écrit soleil levant cou tranché, dans une image de décapitation du soleil.
Ce que je vois dans cette peinture : une aube tranchée net par une lame affûtée ou par l’âme d’un cou-coupé au bec acéré – car c’est aussi le nom d’un oiseau dont la gorge est délicatement balafrée d’une chamarrure rouge écarlate. Cette peinture ouvre au monde et au sensible, dans une mise au point sans cesse réitérée, un aveuglement, une lucidité, une succession de clairvoyances, d’abandons, de pertes, de recouvrements – comme l’on dit parfois recouvrer la vue après une cécité passagère.
Jean-Charles Vergne
1- Karim Ghaddab, « La grande image », dans Claire Chesnier, Galerie ETC, 2020.
2- Claire Chesnier, débat en ligne entre Claire Chesnier, Claire Colin-Collin, Karim Ghaddab, Romain Mathieu, ESAD Saint-Etienne, 18 février 2021, https://www.youtube.com/watch?v=wUdA-es_J4M
3- Giorgio Morandi, interview enregistrée le 25 avril 1957 pour « La Voce dell’America ».
4– L’expression est de Claire Chesnier.
5– Guillaume Apollinaire, Zone, dans Alcools, 1913.