Bernard FRIZE
Né en France en 1954 - Vit en France et en Allemagne
Bernard Frize est apparu en France à la fin des années 1970, dans un contexte trouble en ce qui concerne la peinture. Malmenée par les dernières avant-gardes, la peinture avait été mise en crise aussi bien en tant qu’objet lié à une idéologie qui semblait périmée et dans l’ensemble des processus formels et techniques permettant sa réalisation. Elle semblait à la fois bourgeoise, réactionnaire, objet de décoration dépassé dans une période préoccupée par le politique, la structuralisme, la psychanalyse, la sémiotique… tout ce dont témoignent des groupes comme BMPT et Support/Surface dont les oukases sur la peinture et son support privilégié – le tableau – ont été les antiennes de la fin de la modernité. Dans d’autres pays, telle l’Allemagne, cette remise en cause avait été marquée par le cynisme d’un Sigmar Polke ou d’un Martin Kippenberger et par le relativisme désabusé d’un Gerhard Richter. Aussi, l’on pouvait lire les premières peintures de Frize comme étant la poursuite de cette ère du soupçon dans sa volonté revendiquée de pratiquer toutes les peintures possibles – aussi bien abstraites que figuratives – et tous les styles imaginables – du plus lyrique au plus minimal en passant par les images les plus idiotes jusqu’aux abstractions les plus vides. La peinture de Bernard Frize semblait être, ainsi, à distance de ce qui pourrait faire signature dans un refus de l’expressivité et dans une ironie permanente sur l’objet possible d’une jouissance esthétique.
La pratique de Frize dans les années 1980 et 1990, tout comme le changement de situation esthétique avec l’avènement de la postmodernité et le retour en grâce de la peinture ont permis de relativiser cette lecture – même si certains éléments demeurent – et de la lire avec d’autres références et d’en saisir d’autres problématiques. La peinture de Frize est toujours marquée par une absence de style et il apparaît toujours comme un caméléon, changeant systématiquement de procédures picturales, mais il semble qu’il s’agit plutôt d’explorer les possibles de ce médium, d’en élargir les limites, de multiplier les techniques dans une pratique du doute, mais d’un doute positif sur ce que nous voyons. Bien qu’inscrite profondément dans des procédures techniques, matérielles, chimiques… la procédure n’est pas la finalité, elle est le mode qui permettra l’avènement d’un inouï pictural s’en tenant à la fois à ce qu’il est – un dépôt de matière sur un support – tout en subjuguant par ce qu’il produit – une peinture qui est à la fois peinture, image et image de la peinture dans un luxe d’effets chaque fois reconduit.
Ainsi, Sans titre (valeur dérivée) est produit par un phénomène chimique assez simple, des trainées parallèles sont produits à la brosse de manière régulière à la surface de la toile et une émulsion dilue la peinture et le tableau est penché à plusieurs reprises pour orienter les coulures. La peinture, selon les lois de la gravitation, coule, se répand, se fige et finit par former des marques aléatoires. Le procédé pourrait presque paraître surréaliste – l’on pensera aux décalcomanies d’Oscar Dominguez – et le résultat semble faire référence aux « pierres de rêve » chinoises, ces minéraux naturellement formés suggérant des paysages, mais ce que nous voyons est, et reste, uniquement de la peinture. Nous sommes bien pris entre deux systèmes, la peinture et sa capacité à faire image et, pour reprendre le mot de Michel Gauthier, l’assomption iconique d’une marque picturale est proportionnelle à la part d’initiative processuelle laissée au matériau1. En cela rien de nouveau sous le soleil si l’on se souvient de l’anecdote de Protogène obtenant la bouche écumante d’un chien qu’il n’arrivait pas à peindre en jetant, de rage, une éponge imbibée sur sa peinture2.
Dans Autre, une grille est composée de bandes horizontales et verticales bicolores. Chacun de ces éléments semble avoir changé de couleur lors de son tracé et ses bandes se tressent sans que l’on puisse comprendre comment une bande qui a été mise en premier sur la toile puisse en recouvrir une autre qui a été tracée après. Un processus de reprise et de dilution dans le frais a été utilisé pour produire cette peinture, mais plus que ce processus, c’est la fabrication d’un espace impossible qui compte, un peu comme si New York City I de Mondrian avait été exécuté par Maurits Cornelis Escher.
En ce sens, la peinture de Bernard Frize est à la fois littérale – la description du processus d’exécution éclaire sur ce que nous voyons – et, en même temps, pour reprendre le mot de Suzanne Pagé, « sidérante3 » comme l’explication du processus ne suffit pas à épuiser l’impression produite sur le regardeur. Un peu comme devant un magicien : nous avons beau savoir qu’il y a un « truc », le tour de magie produit son effet.
Éric Suchère
1- Voir son texte « Les actes du procès » dans le catalogue de l’exposition Bernard Frize, Issoire, Centre d’art Nicolas Pomel, 1997.
2- Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXXV.
3- Terme utilisé dans sa préface au catalogue de l’exposition de l’artiste au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 1988.