Camille HENROT
Née en France en 1978 - Vit aux Etats-Unis
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Expositions
L’œil photographique A quoi tient la beauté des étreintes LE MAUVAIS ŒIL PLUS HAUT QUE LES NUESEdition
L’oeil photographique – 2013Les huit œuvres qui constituent cet ensemble sont extraites de sa vidéo King Kong Addition, réalisée en 2006, dont le principe consiste à superposer les trois versions du film King Kong respectivement réalisées en 1933 (par Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack), 1976 (par John Guillermin) et 2005 (par Peter Jackson). Renouant avec une technique inventée par le cinéma d’avant-garde des années 1920 (celui de Dziga Vertov notamment), Camille Henrot a surimposé les trois films pour créer un méta-film monstrueux, monté par empilement de trois moments distincts, de trois espaces, de trois plateaux de l’histoire du cinéma. Les trois versions de King Kong sont ainsi transformées en un film sur King Kong, mais aussi à propos du cinéma dans sa dimension historique. King Kong est fondateur de l’histoire du cinéma, de l’apparition des effets spéciaux, des trucages élaborés, etc. et si Camille Henrot a choisi les trois versions les plus marquantes, il existe en réalité plus de vingt films sur King Kong dont les titres indiquent à eux seuls le filon que représente le personnage du gorille déchainé : King Kong 2, Le fils de King Kong, La revanche de King Kong, King Kong contre Godzilla, jusqu’aux parodies et autres copies comme Japanese King Kong, Queen Kong, Le colosse de Hong Kong, etc. Pour comprendre le choix de Camille Henrot, il faut sans doute évoquer le fait divers à l’origine de cette histoire, inspirée de faits réels (en 1925, un gorille ravage un village asiatique et enlève une femme), souligner le fait que les réalisateurs de la première version de 1933 sont spécialisés dans le film documentaire, et noter l’importance du personnage de King Kong, tant dans l’évolution de l’industrie cinématographique que dans la représentation d’une certaine Amérique qu’il véhicule. L’action elle-même connaît des déplacements, le singe se juchant au sommet de l’Empire State Building en 1933 pour finir sur le World Trade Center dans la version de 2005. L’histoire a fait l’objet de multiples adaptations : romans, bandes dessinées, jeux vidéos, jeux de société, etc. Avec le personnage de King Kong, nous passons donc du registre documentaire à celui d’une industrie tentaculaire où tous les niveaux de l’entertainment sont exploités, incluant au passage une dimension politique : le singe dévastateur se juche à chaque époque sur l’édifice le plus haut des Etats-Unis et du monde, incarne la menace sauvage, l’envahisseur, l’animalité confrontée à la civilisation, etc.
Les huit photographies de la série sont donc autant le témoignage d’une évolution de l’industrie cinématographique qu’une réflexion sur la lisibilité narrative. En empilant trois photogrammes qu’elle n’a pas conçus, Camille Henrot crée à chaque fois une image qui est à la fois un document sur le cinéma et sur la société qui conçoit et reçoit ce cinéma. En même temps, chaque image est une photographie de cinéma, un film still « augmenté », une œuvre plasticienne, sachant qu’au final chacune de ces huit photographies est le photogramme du film King Kong Addition dont elle est extraite. Enfin, croisant ces différents registres, Camille Henrot reproduit le processus de visionnage inconscient qui est celui de tout spectateur regardant le remake d’un film : à chaque instant, le film originel est convoqué, le visionnage s’effectuant par analogies et comparaisons successives. Lorsque Gus Van Sant refait Psychose en 1998, respectant à la lettre les cadrages et le montage d’Alfred Hitchcock, le spectateur n’a de cesse de comparer les deux versions, notant les deux ou trois détails ajoutés ou jaugeant les différences de jeux d’acteurs. L’une des huit photographies, Playing Herself, est particulièrement touchante de ce point de vue. On y voit les trois actrices ayant interprété le rôle de l’héroïne dans King Kong : Fay Wray (en 1933), Jessica Lange (en 1976), Naomi Watts (en 2005). Peter Jackson, le réalisateur de la dernière version, avait obtenu de Fay Wray, la première interprète du rôle, qu’elle dise la dernière réplique de son film. Cette scène ne sera jamais tournée, en raison du décès de l’actrice, un mois avant les prises de vues. Avec la surimposition des trois films, Camille Henrot parvient à réunir les trois actrices en une seule image.
Jean-Charles Vergne