Fabian MARCACCIO
Né en Argentine en 1963 - Vit aux Etats-Unis
Les œuvres de Fabian Marcaccio sont réunies par un terme – paintant – créé pour synthétiser l’ensemble de sa pensée. Le terme paintant, s’il évoque la contraction de l’expression « that paints » (« qui peint » ou « peignant »), est avant tout la fusion des mots painting et mutant, ce qui, pour Fabian Marcaccio est une manière d’enraciner l’ensemble de son œuvre dans une tradition historique de la peinture en proposant les extensions possibles du genre pictural vers de nouvelles formes, hybrides, mutantes, hétérogènes, évolutives.
Depuis 1989, il réalise des dessins qui, régulièrement compilés dans des livres, constituent un glossaire, un dictionnaire évolutif compilant un alphabet pictural. Les centaines de dessins réalisés forment un système de motifs recyclables à l’infini. Ils représentent des coups de pinceaux, des trames de toiles, des symboles politiques et guerriers, des coulures, des éléments organiques qui s’agencent entre eux comme des greffes picturales et créent des séries de simulations architectoniques, démontables, renversables, superposables à volonté. Ils peuvent ensuite être numérisés puis sérigraphiés sur bâche synthétique ou faire l’objet d’une modélisation en trois dimensions et devenir les matrices de moulages en silicone destinés à être fixés sur le support de l’œuvre en devenir. Cette chirurgie plastique, au sens le plus littéral du terme, transforme le dessin originel et l’intègre dans un ensemble constitué de centaines de moules utilisables individuellement ou combinables entre eux. La langue fait corps. À ces dessins et à leurs extensions s’ajoute une importante base de données de photographies numérisées et retouchées. Ainsi, paysages, vues urbaines, images politiques ou d’actualité, imagerie médicale ou technologique, représentations de corps, références cinématographiques… deviennent le support du vocabulaire de base et bien davantage puisqu’en définitive rien n’est le support de rien, tout se mêle inextricablement. La langue fait corps avec le monde ; elle le modèle, le plie, le structure ou, au contraire, se mêle à lui comme une boue informe. Un coup de pinceau numérisé supporte un moulage de coup de pinceau en silicone, jouxte un « vrai » coup de pinceau exécuté à l’huile ou à l’acrylique ; un swastika moulé se transmute en coup de pinceau brossé qui devient lui-même partie prenante d’un corps sérigraphié… et l’on passe en permanence d’une dimension à l’autre, d’une échelle à l’autre, du macro au microscopique. Cette pluralité de points de vues, au lieu d’instaurer une relation frontale et immobile à l’œuvre, fait appel à une grammaire de type cinématographique au sein de laquelle se succèdent zooms, travellings, accélérations, ralentis, flous, fondus. Les œuvres, difficilement perceptibles dans leur totalité, se donnent à voir par zones juxtaposées, par plans-séquences enchaînés. Les reliefs créés par les modules de silicone moulés et collés renforcent cette impossibilité de faire la mise au point sur une surface complète.
Sans titre, polyptyque en cinq éléments acquis par la collection du FRAC Auvergne en 1999, réalise au sens filmique du terme un zoom avant dont le point de départ est un nu traité avec maints effets surjouant l’héritage impressionniste et dont la finalité consiste en une exploration organique de l’intérieur de ce nu. Chaque élément du polyptyque constitue une étape de ce travelling endoscopique, à l’image du procédé identique, mais inversé en travelling arrière, utilisé par David Fincher dans le générique de son film Fight Club, réalisé la même année que ce polyptyque : les premières images montrent l’intérieur d’un cerveau, puis la caméra zoome arrière pour progressivement prendre de la distance, quitter le cerveau, se glisser dans l’épiderme pour, finalement, sortir par un pore de la peau du front de l’acteur Edward Norton sous la forme d’une goutte de sueur. A l’instar des effets spéciaux utilisés dans le cinéma, Fabian Marcaccio fait évoluer la peinture dans une sphère marquée par l’apport des nouvelles technologies, ce qui lui permet notamment de créer de véritables effets spéciaux picturaux, à l’instar de ce tramage de toile dont l’échelle évolue d’un élément à l’autre du polyptyque. Alors que certains artistes, comme Albert Oehlen, Fiona Rae ou Frank Nitsche – présents dans la collection du FRAC Auvergne – utilisent les logiciels à des fins de composition assistée ou d’études préparatoires, Fabian Marcaccio va plus loin. Proche du travail mené par des architectes comme Marcus Novak ou Greg Lynn, pionniers de l’architecture de la virtualité, à l’origine des concepts d’architecture liquide et de trans-architecture, Fabian Marcaccio utilise les outils technologiques de pointe dans un cadre de prospective destinée à développer dans ses peintures ou dans ses installations monumentales, un état architectural hybride fusionnant le technologique et le biologique. Greg Lynn et Fabian Marcaccio ont d’ailleurs tous deux collaboré à divers projets dont l’étonnant Predator – en référence aux effets spéciaux créés pour le film du même nom – réalisé en 2001 pour le Wexner Center for the Arts, dans l’Ohio.
La peinture Babylon Noise, acquise en 2004, emploie différentes techniques – acrylique, impression numérique, silicone, collage d’objet – au service d’une œuvre résolument orientée vers un désir d’hybridation entre l’histoire de la peinture, celle des grands mythes fondateurs et celle du cinéma. Il s’agit d’imposer à la fois un tableau dont le format soit comparable aux grandes fresques classiques de scènes de bataille et d’agir sur un puissant effet de simulacre de mouvement, de chaos et de plongée aérienne propres aux films catastrophe pour faire basculer la scène du côté des représentations issues des grands récits archaïques. Sur une vue aérienne de New York, des coups de pinceaux expressionnistes réalisés au silicone pigmenté simulent les trajectoires des quatre avions impliqués dans les attentats-suicides perpétrés le 11 septembre 2001, en moins de deux heures, par des membres du réseau djihadiste Al-Qaïda. Ces attentats visaient le World Trade Center (déjà attaqué en 1993), le bâtiment du Pentagone à Washington, alors qu’une troisième cible située à Washington (sans doute la Maison-Blanche ou le Capitole) ne put être atteinte, le quatrième avion s’étant écrasé en rase-campagne à Shanksville, Pennsylvanie après que des passagers et des membres d’équipage aient tenté d’en reprendre le contrôle. Ces attentats qui firent 2977 morts de 93 nationalités constituent la toute première attaque massive directement orchestrée sur le sol américain et furent vécus presque en temps réel par des centaines de millions de téléspectateurs à travers le monde. Ce sont ces faits que représente le tableau de Fabian Marcaccio, selon des modalités qui ne concernent néanmoins pas exclusivement le genre de la peinture d’histoire mais élargissent le spectre vers une dimension allégorique et mythologique. La signification et les conséquences de ces événements sont en effet dotés d’une telle puissance traumatique qu’ils se sont inscrits bien au-delà de leur unique résonance historique, touchant à une symbolique conférant au mythe et à la croyance – et il n’est pas anodin que l’expression « axe du mal » ait été utilisée dès l’année suivante par George W. Bush pour qualifier les nations soutenant le terrorisme. Comme l’indique le titre de l’œuvre – Babylon Noise – Fabian Marcaccio établit dans son tableau un parallèle entre les tours du World Trade Center et la tour mythologique de Babel, et l’objet en silicone transparent collé à la surface de l’œuvre constitue sans doute une représentation des deux édifices fondus en une seule entité. Dans la réalité comme dans le mythe, les Twin Towers et la Tour de Babel furent les plus hautes du monde et devaient abriter une langue commune à tous les hommes. Dans le cas de la Tour de Babel, il s’agissait d’une langue unique, parlée par tous les hommes, avant que Dieu ne punisse cette démesure en fragmentant le langage en une multitude de langues étrangères, semant ainsi l’incompréhension et la discorde. Dans le cas des tours jumelles de Manhattan logeant les centres financiers les plus importants du monde, il s’agissait du langage binaire des ordinateurs : elles seront frappées de plein fouet par une haine venue du ciel au nom d’une guerre sainte et entraîneront la mort de victimes parlant 93 langues différentes. Le tableau est déchiré en trois, dans un simulacre de toile déchiquetée, marquant à la fois la déchirure historique et la coexistence de temporalités non compatibles – celle de l’histoire et celle du mythe. Les deux béances blanches ainsi ouvertes reprennent à peu de choses près la configuration de l’embranchement de l’Euphrate et de la rivière Hillah, à 100 kilomètres au sud de Bagdad en Irak, non loin du site de la Tour de Babel, alors que dans la partie centrale, entre les deux déchirures simulées de la toile, un œil maléfique apparaît, imperceptiblement.
Jean-Charles Vergne