Al MARTIN

Né en France en 1949 - Vit en France

Depuis le milieu des années 1970, Al Martin procède à une exploration des possibilités matériologiques de la peinture dans une démarche fortement processuelle. Il s’agit de mettre en évidence les potentialités picturales dans le format obligé du tableau et de voir ce que celles-ci révèlent. Chaque série est l’occasion dans un protocole souvent strict, parfois humoristique, de magnifier ce que seule la peinture sait faire : produire des surfaces spécifiques qui sont en même temps des images. Ainsi, la peinture pourra être tapotée à la surface de la toile dans les « Tam-tams » évoquant le son percussif donné par l’opération répétée ; ou prélevée au scalpel pour être recollée dans les « Chutes » qui insistent sur le caractère dérisoire et peu glorieux des matériaux utilisées ; ou apposée par voiles blancs aux dimensions de plus en plus réduites dans chaque recouvrement comme dans les « Véronique » qui reviennent sur un des mythes originaires de la peinture ; ou bien posée par tuilage de la taille d’un ongle dans un jeu imposant un recouvrement ordonné de la peinture – nécessairement de haut en bas et de droite à gauche – et où le titre joue sur la quasi homophonie entre huile et tuile ou sur le déplacement de l’un à l’autre. Si cette peinture processuelle peut évoquer celle de Bernard Frize – son contemporain en terme de génération – et si l’on retrouve l’humour propre à ce dernier, l’œuvre d’Al Martin est exempte du cynisme que l’on retrouve chez le premier et il ne s’agit pas de faire le procès de la peinture ou de jouer sur l’ambiguïté entre la croûte et le chef-d’œuvre dans une volonté réitérée d’absence expressive, mais bien, par cette démarche processuelle de provoquer l’émerveillement devant un jamais vu pictural – avec la distance amusée et gouailleuse du prestidigitateur faisant un bon tour.
L’œuvre que possède le FRAC Auvergne a pour titre Eidétique paressante. Elle date de 2009-2010 et est constituée de 365 couches d’acrylique poncées sur toile. L’explicitation du processus est simple : chaque jour, Al Martin ajoute une couche de peinture à la surface du tableau. Chaque couche est constituée d’une couleur différente. Après une année et, donc, 365 couches différentes, la phase préparatoire est achevée et Al Martin peut procéder à la phase inverse. Il s’agira de creuser à l’aide d’une gouge la surface picturale couche par couche. Ainsi, une première couche est enlevée, puis une couche encore plus grande à partir de la première, puis une couche encore plus grande, etc. Le tableau est achevé quand 365 couches ont été enlevées – il va de soi que ce n’est pas la totalité de la couche qui est enlevée mais uniquement un fragment. Enfin, précisons que la surface est unifiée par un ponçage manuel au papier de verre et à l’eau afin d’obtenir une « pente » douce sans décrochages. Le résultat est une « peinture inversée » – titre sous lequel Al Martin regroupe ces peintures qu’il effectue depuis maintenant plus d’une quinzaine d’années.
Il est donc question, d’abord, de dépôt et la peinture est, fondamentalement et matériellement, cette opération de dépôt, ce recouvrement d’une couche par une autre – par glacis ou empâtement. Si cette opération est respectée dans un premier temps, elle est contredite dans un deuxième puisqu’il y a dépôt puis excavation, mise en œuvre d’une archéologie de la peinture, carottage dans ses sédiments ou voyage temporel comme, dans cette œuvre, la couche la plus ancienne est aussi visible que la couche la plus récente et comme l’œuvre est achevée quand la couche la plus ancienne émerge enfin. Il est, donc, question de temps, d’accumulation de temps – 365 dépôts et 365 creusements – et de rendre visible ce temps physiquement. Il est à noter également que ce qui apparaît comme étant le « fond » est en fait la dernière couche et que ce qui apparaît comme la forme est en quelque sorte le fond. On notera également les « barbes » sur le bord de la peinture produite par la lourdeur de l’accumulation picturale pouvant évoquer, par analogie, des stalactites. La peinture d’Al Martin est, ainsi, une double mémoire ; non seulement la mémoire de toutes les couches qui ont amené à sa dernière surface, mais aussi mémoire de toutes les opérations visibles qui ont permis l’achèvement de la peinture. Il y a, en plus d’un temps révélé et démontré comme un agenda ou un journal intime, un journal de peinture.
Mais l’opération n’est pas simplement un processus poétique et poïétique. La double opération permet d’obtenir une vibration de la couleur par la finesse des creusements que l’on ne pourrait obtenir par ailleurs dans une richesse qui évoque indubitablement celle de certaines images fractales – d’ailleurs la dernière couche obtenue par le ponçage est toujours un rond – et cette analogie est souvent renforcée par la symétrie du dessin comme c’est le cas pour l’œuvre du FRAC Auvergne. Enfin, petite note sur le titre énigmatique : une image eidétique est une image d’une netteté hallucinatoire ou qui se représente le réel tel qu’il se donne ou qui concerne les essences, abstraction faite de l’existence (toutes définitions données par Le Petit Robert) et, peut-être, que cette peinture concerne l’ensemble de ces propositions en passant, ou paraissant comme telles ou de manière un peu paresseuse ou… mais le titre n’est jamais qu’un contrepoint au visible.

Eric Suchère