Bruno PERRAMANT

Né en 1962 en France - Vit en France

Les œuvres de Bruno Perramant, qu’elles soient conçues isolément ou en polyptyques, proposent un éventail de sens très largement ouvert en même temps qu’une multiplicité de possibilités sémantiques et symboliques qui, souvent, reposent sur des mécanismes inspirés des techniques cinématographiques – cadrages propres au genre, qualité du montage, interférences temporelles, effet Koulechov, mixage, sample, split screen… Les peintures s’agencent la plupart du temps en ensembles, souvent imposants par le nombre de tableaux dont ils se composent, intimant au spectateur le réflexe d’une lecture narrative, perturbée par le sentiment d’être confronté à la collision de narrations simultanées sans lien apparent, ou cryptée par la présence fréquente de phrases, peintes sur la partie inférieure de certains tableaux, qui viennent contrarier les images représentées, à l’instar d’un télétexte incohérent ou d’un sous-titrage erroné. La peinture elle-même participe d’une hybridation généralisée, usant tout autant de teintes terreuses, et parfois légèrement surannées, que de gammes chromatiques iridescentes évoquant la physiologie lumineuse de la vidéo. Les aplats lissés jouxtent les jus, le trait quasi chirurgical côtoie la coulure, l’abstraction frise la figuration et inversement. Tout, dans l’œuvre de Bruno Perramant, concourre à affirmer que rien n’est pur en soi, que toute réalité est la manifestation de concrétions disparates, d’agencements improbables, d’agglutinations troubles, d’associations visuelles inattendues. Dans ses polyptyques s’entrechoquent l’histoire de l’art et celles du cinéma, de la littérature, de l’humanité, entrecoupées de flashs se rapportant à l’histoire personnelle de l’artiste.
Il en va des œuvres comme de l’effet Dolby Stéréo, qui donne son nom à l’un des polyptyques acquis par le FRAC Auvergne, où la collision de sources multiples et différenciées amène la production d’effets de crêtes, de longueurs d’ondes imprévues et spatialisées, impliquant ainsi une stéréophonie, une polyphonie picturales. Dolby Stéréo est constitué de cinq peintures de formats identiques. L’ensemble du polyptyque est parcouru par une série d’étoiles noires à douze branches reconstituant la constellation du cygne. Sur la partie gauche, une peinture isolée représente la silhouette d’un homme écrivant au bord d’un lac sur lequel nagent deux cygnes. Il s’agit d’une scène extraite du film JLG/JLG de Jean-Luc Godard – la silhouette est celle du réalisateur prenant des notes au bord du lac Léman – et la phrase tronquée, inscrite au bas de la peinture et du tableau qui se trouve à sa droite, reprend les paroles « où il contemple le négatif en face, le royaume de France », prononcées en voix off dans le film. La peinture inférieure du polyptyque est une représentation de la Place de l’Etoile – une autre étoile à douze branches -, au pied de l’Arc de Triomphe, à Paris. La peinture supérieure du polyptyque montre un défilé du 14 juillet sur les Champs-Élysées, à la fois symbole de paix mais également célébration de la prise de la Bastille en 1789, qui fut notamment le lieu d’emprisonnement du Marquis de Sade, condamné à mort pour empoisonnement. L’étoile à douze branches, superposition de deux étoiles de David, est aussi le symbole employé au Japon pour masquer les zones censurées sur les photographies à caractère érotique ou pornographique. Cette censure fut imposée par les Etats-Unis lors de la reddition du Japon après Hiroshima et Nagasaki (et sera d’ailleurs levée quand ses intérêts économiques seront en jeu, lors de la mise en vente au Japon du livre Erotica de Madonna). L’étoile, employée avec l’infamie que l’on sait par les allemands, alliés du Japon, devient un cache-sexe sous l’occupation américaine. C’est ainsi que Bruno Perramant parvient à faire coexister, dans un espace unique, censure politique, alliances militaires, histoire du cinéma, jeux de langages… Dolby Stéréo fonctionne par effet surround, convoquant des éléments issus de sources multiples pour les faire entrer en résonance.

The unhappy end of Saint Paul’s « America », le second polyptyque acquis par le FRAC Auvergne, utilise un procédé semblable en posant la question de l’observation d’un récit antique, celui de Saint-Paul, et de sa transposition par Pier Paolo Pasolini au XXe siècle, à New York. Dans ce scénario jamais réalisé, Pasolini transpose la vie de Paul dans une Europe sous domination allemande. L’apôtre y est dépeint en jeune militant nazi qui change de camp et rejoint la Résistance, les pharisiens se confondant avec les collaborateurs. Paul se fait assassiner dans l’hôtel de Martin Luther King, l’Empire romain devient les USA, les juifs sont les Parisiens de 1968 ou les Romains de 1974. Paul y est décrit comme la figure archétypale du résistant et du militant, à l’instar de l’étude qu’en fait Alain Badiou dans Saint Paul – La fondation de l’universalisme1. Dans un texte traitant de l’anachronisme historique, Lucien Febvre donne l’exemple de « César tué d’un coup de browning »2 pour illustrer l’intrusion d’une époque dans une autre. Dans ce polyptyque figure, au milieu de scènes inspirées de films de gangsters mafieux, la phrase « je suis las de vivre chaque jour sous menace de mort » prononcée par Martin Luther King lors d’un discours. Le titre de l’œuvre, quant à lui, renvoie implicitement à l’œuvre de Martin Kippenberger intitulée The happy end of Kafka’s « America », elle-même référencée au roman inachevé de Franz Kafka, Amerika. Cet ensemble de peintures est particulièrement représentatif des symptômes qui sont à l’œuvre dans la recherche menée par Bruno Perramant depuis plusieurs années. Les opérations de dissection et de greffes, desquelles résulte le mixage d’images, d’espaces et de temps, renvoient en définitive un écho fidèle de ce que sont les mécanismes d’assemblage et de brassage qui constituent nos représentations individuelles du monde, car ce que nous effectuons en temps réel pour construire notre réalité est bien une succession de découpes, de collages mentaux fulgurants, associant indifféremment l’Histoire, les histoires et nos histoires en conglomérats compacts.

Jean-Charles Vergne

1 Alain Badiou, Saint Paul – La fondation de l’universalisme. PUF, 1997.

2 Cité par Olivier Dumoulin dans « Anachronisme », in Dictionnaire des sciences historiques, PUF, 1986, p.34.