Marcel Proust écrivait que «la vraie beauté est si particulière, si nouvelle, qu’on ne la reconnaît pas pour la beauté», soulignant notre impuissance à savoir la saisir quand elle se présente, surpris de la voir se révéler à retardement, après coup. La beauté est une friction de sentiments contradictoires. L’émoi, la merveille, la poésie et la légèreté côtoient la disgrâce, le périssable, le mélancolique et la gravité. Ce qui apparaissait comme dépourvu de beauté se révèle dans une floraison inattendue, plus subtile que ne le laissait prévoir le sens attribué à cette qualité souvent confondue avec la joliesse. La beauté se dévoile, opaque et nostalgique comme une goutte d’encre noire dans le lait, solaire comme un reflet scintillant à la surface de l’eau, infixable comme le défilement d’un paysage aperçu par la vitre d’un train lancé à toute allure à travers la campagne. Les beautés sont éclatantes autant que déclinantes. Sans doute la lumière faiblissante du crépuscule affleurant les ténèbres convient-elle davantage pour qualifier la beauté et son inéluctable fanaison : le coucher de soleil vespéral est autant le spectacle des bluettes romantiques que l’embrasement sidérant annonçant une extinction.
Acquises par la collection du FRAC Auvergne entre 1985 et 2023, les «beautés» réunies dans cette exposition sont nées des «caprices» de celles et ceux qui les ont créées. Par caprice, il faut entendre l’impulsion, la fantaisie, la générosité et la profusion, il faut éprouver le frisson (capriccio en italien) dont elles ont gratifié les artistes qui les ont imaginées bien avant de nous être données. Pas une beauté mais des beautés, associant leurs contraires dans une indémêlable étreinte. L’harmonieux se joint à la discordance, la magnificence accueille la stridence, le lustre accepte les plis urticants et les fascinantes désintégrations. Les remous d’une assemblée de carpes à la surface d’une mare cadrée par Rinko Kawauchi offrent une beauté déjà menacée par le frémissement d’une fragilité de vitrail ; la lumière d’aube des encres de Claire Chesnier affleure les tourbes originelles en même temps que le devenir boueux du monde ; la composition parfaite de Gregory Crewdson révèle son harmonie à l’aune de la solitude des êtres qui s’y trouvent figés dans une grâce, malgré eux.
Jean-Charles Vergne
Directeur du FRAC Auvergne
Commissaire de l’exposition
Ci-contre : Claire Chesnier – 120221 – 2021 – Encre sur papier contrecollé sur Dibond – 173,5 × 137,5 cm – Collection FRAC Auvergne
Le Toucher du monde - Dialogue entre les collections du FRAC Auvergne et du musée Paul-Dini
L’exposition Le Toucher du monde réunit les œuvres du FRAC Auvergne et du musée Paul-Dini, dans un dialogue jouant sur les résonances d’œuvres et d’artistes qui, pour certains, sont présents dans les deux collections. Cette exposition met en relation les œuvres selon des liens qui, parfois, relèvent de familiarités entre artistes, parfois se tissent par échos poétiques ou formels s’inspirant du célèbre jeu enfantin du Marabout (bout de ficelle, selle de cheval, etc.).
Le parti pris volontairement ludique de cette exposition place le visiteur face aux mondes que chaque artiste bâtit de manière intime et que nous sommes invités à envisager dans leur étrangeté, leur singularité, leur langue personnelle. Le propos de cette exposition est de comprendre ce qui se joue là, dans la relation nouée entre l’artiste et le destinataire de son œuvre.
L’un des éléments de réponse est sans doute apporté par Franz Schrader, géographe, randonneur, dessinateur, peintre et cartographe qui, en 1897 lors d’une conférence donnée au Club Alpin de Paris, exprimait son amour des montagnes. Dans cette intervention intitulée « À quoi tient la beauté des montagnes1 », il expliquait comment celles-ci devaient être regardées, dessinées ou peintes : « Pourquoi, comment, à cause de quoi ces montagnes sont-elles si belles ? Première question suivie d’une autre : après tout, qu’est-ce qui me prouve qu’elles sont réellement belles ? Je les trouve telles ; soit, mais n’est-ce pas en moi seul que réside leur beauté ? N’est-ce pas là une chose toute subjective et liée à mon éducation ? ». Il poursuit en affirmant que « celui qui sent une beauté aura toujours raison contre celui qui ne la sent pas ; celui qui voit contre celui qui ne voit pas, celui qui s’émeut contre celui qui ne s’émeut pas. »
L’énoncé de Franz Schrader à propos de sa passion pour les montagnes entretient une enthousiasmante analogie avec ce que devrait toujours être notre relation à l’art et à la culture plus généralement. N’allons pas voir de peinture, de théâtre, d’installations, de films, de danse, ne lisons pas de littérature ou de philosophie dans une quête d’apprentissage. L’apprentissage ne devrait venir qu’en second plan et être précédé d’une quête, bien plus vivante, plus essentielle. Cette quête est celle de l’étreinte, des étreintes avec le monde. Alors, nous devons nous poser les mêmes questions que Franz Schrader et tenter de comprendre « à quoi tient la beauté de nos étreintes » et de tenter de savoir pourquoi sommes-nous parfois touchés ?
« Touché », le mot est important car c’est quand l’œuvre me « touche », qu’elle m’émeut, me meut, déplace en moi les réglages fins de mes sensations, qu’elle s’interpose comme un nouveau filtre entre le monde et ce que je suis. Être touché, c’est sans doute ce qui constitue la quête inconsciente de notre rapport à l’art.
1 – Franz Schrader, À quoi tient la beauté des montagnes (1897), Paris, Isolato, 2009.
Jean-Charles Vergne
Directeur du FRAC Auvergne